11 novembre 2007

Persuasion 101

Cette année dans ma classe, je dois user de stratégie et de persuasion pour une chose pour laquelle je n'aurais jamais pensé avoir à le faire.

C'est que, voyez-vous, depuis toutes les années où j'utilise ce système, jamais je n'ai vécu une situation où des enfants refusent systématiquement d'être mon bras droit (nom fictif) du jour. Depuis tout le temps où j'ai observé et utilisé ce système, je n'ai jamais vu ça; habituellement, ils ont tous hâte à ce que ce soit leur tour. Leur tour de dire bonjour à chaque ami en reconnaissant leur nom, leur tour de lire le calendrier et d'y dessiner la météo, leur tour de nous donner le menu du jour, leur tour de nommer les enfants pour les tours de paroles ou les jeux, leur tour de faire des commissions à l'extérieur de la classe avec un ami, leur tour de fermer la porte, leur tour de m'aider à distribuer des trucs, leur tour de faire le massage spécial de la relaxation, etc. Vous saisissez le principe. Ils ont hâte de faire ce qui est exclusivement réservé au bras droit.

Or, cette année, j'ai eu droit à deux enfants dans ma classe qui, pour des raisons qui leur sont propres, ne voulaient pas participer à cette routine. Disons que ma collègue et moi étions quelque peu désemparées, même si nous avons pris la chose avec un grain de sel. Nous avons fini par savoir, après quelques refus, que la soeur de la première élève avait détesté être le bras droit quand elle était à la maternelle. Autrement dit, cette élève "savait déjà" qu'elle non plus n'allait pas aimer ça, alors elle ne voulait pas essayer. Dans le deuxième cas, l'élève n'avait tout simplement comme raison qu'un haussement d'épaules et un "je ne sais pas". Disons qu'à force de le voir aller, je sens chez lui un mélange fait de blasement et de difficulté à faire un effort quand une tâche le dépasse ne serait-ce que légèrement, quitte à mettre la difficulté sur la faute du crayon ou du ciseau. On dirait que, pour lui, être mon bras droit n'est pas assez important, ou juste pas assez consistant pour sa petite personne.

Dans les deux cas, il m'a fallu réfléchir vite pour trouver des solutions immédiates à leur refus. Dans le cas de ma petite (appelons-la Sara), lorsque j'ai su qu'elle ne voulait pas parce que sa soeur n'avait pas aimé ça, j'ai axé plusieurs mes interventions, à chaque fois où elle refusait, sur le fait que chacun et chacune avait ses goûts et qu'il valait mieux essayer par soi-même pour savoir si quelque chose nous plaisait alors qu'un autre n'aimait pas ça. La première fois, j'ai parlé d'elle et de sa soeur, en l'invitant à réfléchir à ce qu’elle aimait et que sa soeur n'aimait pas. Ensuite, à des occasions d'autres "essais" dans la classe, je répétais cette phrase régulièrement.

Un bon matin, je dirais deux semaines après ma première intervention, j'ai eu la bonne surprise de voir Sara accepter le poste de bras droit. Je n'ai pas besoin de vous dire que j'en étais très contente, que j'ai beurré épais sur le bonheur de la voir accepter, sur les tâches "si spéciales " que je lui laissais accomplir et sur la place importante qu'elle détenait. À la fin de la journée, lorsque je l'ai interrogée sur sa journée, elle m'a dit qu'elle avait beaucoup aimé ça, avec un grand sourire. Je l'ai félicité d'avoir essayé, et je lui ai dit que j'étais contente de voir qu'elle avait découvert quelque chose qu'elle aimait malgré le fait que d'autres pouvaient ne pas aimer.

Le cas de mon deuxième ami, appelons-le Blaise pour être à une lettre près de blasé, m'a, disons, donné plus de difficultés. Le refus était toujours catégorique, avec cet air de "ça ne me tente pas" qui, malgré mes hauts "cris" de "ho quel dommage, tous les petits plaisirs que tu manques", ne changeait jamais. J'ai découvert entre temps qu'une envie de "négocier" les efforts à la baisse pour qu'on fasse le plus gros à sa place était présente chez Blaise. Jusqu'à cette semaine, jamais il n'avait donné signe d'avoir envie de faire plus dans sa vie de classe. Or, jeudi, ça a été tout différent. Je lui ai encore demandé, il a encore refusé; j'ai nommé un autre élève, et finalement il m'a lancé un "Ho, finalement je veux!". Hum... petite odeur de "j'aime être un petit peu en contrôle et qu'on accède à mes demandes" qui me frappe au nez. Je lui dis donc que je ne peux pas démettre Autre élève, alors je lui suggère la place du lendemain, que je lui réserverais spécialement puisqu'il veut enfin l'être. Il accepte avec joie.

Arrive donc le vendredi, où je m'attelle pour lui mettre le "paquet" en survalorisation du poste de bras droit. Lorsque je rappelle à Blaise que, comme promis, c'était lui le bras droit du jour, il me regarde et me lance un "ho non, ça me tente plus de le faire". Syndrome Ally McBeal dans ma tête (vous savez, cette propension qu'avait le personnage d'imaginer des scènes plus tortueuses et rocambolesques les unes que les autres lorsqu'elle se retrouvait peinturée dans un coin?): je m'imagine les pires supplices pour cette mini-girouette manipulatrice (DIS QUE TU VEUX TOUJOURS ÊTRE LE BRAS DROIT... DIIIIISSS!!!!!!!). J'ai pris une respiration, et j'ai pris la décision la plus rapide de ma vie. J'ai décidé qu'il ne jouerait pas avec la situation plus longtemps, et qu'il ne "se manipulerait" ni ne "me manipulerait" plus avec ses envies et son côté blasé. Je mets entre guillemets "manipuler", car je ne trouve pas d'autres qualificatifs à ce regard de défi et de bourgeoisie de même qu'à ce haussement d'épaules qu'il a eu à cet instant-là.

"Quoi?!?! Ho non... pas vrai!! j'étais super contente que tu veuilles l'être pour une fois, mais là... ah non suis trop déçue. Tu m'avais dit que tu le serais, j'ai tenu ma part de l'entente, tu ne veux plus tenir la tienne. C'est dommage. Mais non... aujourd'hui c'est décidé. Tu ne veux pas? Parfait, mais il n'y a pas personne aujourd'hui qui sera le bras droit. Personne. Il y a plein de choses qui vont être plates, mais ce n,est pas grave. Je ne veux pas personne d'autre que toi. Si jamais tu changes d'idée, Blaise tu me le diras."

J'ai pensé qu'avec une telle déclaration, je jouais gros, mais finalement, à part lui donner de l'emprise sur la journée, il n'avait pas de pouvoir sur autre chose. J'ai pensé aussi au fait que je pouvais aussi jouer sur son estime, mais j'étais certaine qu'avec lui, et son caractère, ce ne serait pas le cas. De plus, je n'étais pas certaine qu'il allait aimer ce pouvoir sur la journée, puisque j'ai aussi décidé de crier haut et fort tous les inconvénients à ma journée de ne pas avoir un bras droit en qui avoir confiance et à qui demander tant de services si nécessaires à la journée. À manipulateur, manipulatrice et demie.

À chaque événement où le bras droit entrait en jeu, je disais "ho non, faut que je trouve un autre moyen de secours". La routine a été plus plate que plate, "le bras droit n'est pas là pour le faire mieux que moi". Les élèves devaient attendre pour la moindre chose, étant donné que je devais tout faire moi-même et que je ne peux pas faire deux choses à la fois. Je me suis plainte à chaque événement. Même à la collation, j'ai lâché un grand soupir de soulagement: à un enfant qui me demandait si nous avions du lait-école, j'ai lancé un "Non, une chance, parce que nous ne pourrions pas en avoir, je n'ai pas de bras droit pour aller le chercher!!! Mais bon, si nous en avions eu, il aurait fallu que Blaise change d'idée pour aller le chercher".

Je crois que cet argument a eu raison de monsieur Blaise. Déjà, chaque fois que je me plaignais, je voyais ses yeux douter: "et si j'avais laissé passer la chance de ma vie...?". Je voyais son corps inconfortable au long de la réflexion que je devinais, de son inconfort de voir les autres enfants trouver ça plate. Lorsqu'il m'a dit qu'il voulait être le bras droit, après ma divagation sur le lait, j'ai lancé un "Les amis, Blaise veut être le bras droit! Si vous êtes contents qu'on ait un bras droit, dites-lui". Ça l'a achevé, il avait un petit sourire à la fois gêné et étonné face à tant d'attention et tant de joie.

Le "guilt trip" déguisé mêlé au "c'est toi ou rien" a donc porté fruit. Ai-je besoin de dire qu'il a pris alors le rôle très à coeur, revendiquant tous les petits "pouvoirs" qu'il pouvait avoir comme bras droit? De dire qu'il a adoré ça être en charge, et décider?

Il finira chef d'entreprise ou politicien, Blaise.

Et je suis fière d'avoir participé à son développement... p'tit verrat!

7 commentaires:

Le professeur masqué a dit...

Maudit que j'aime te savoir si ratoureuse avec les élèves.

Tu as appris de grandes choses à ta première élève.

Dans le cas de Blaise, tu as joué gros, par exemple. J'imagine que tu feras un retour sur cette situation en cours d'année avec lui.

Dobby a dit...

Prof masqué: Sara est une filette très alumée et je sais que la réflexion a été pour elle une belle et bonne expérience. Quant à Blaise, effectivement j'ai joué gros, car je ne voyais pas d'autres idées. Comme toute nouvelle intervention, on joue toujours gros. Ma lecture de Blaise est aussi celle de ma collègue. Disons qu'on a toutes les deux perçu tout le blasement dont il fait preuve, mais aussi tout le dédain de l'effort. Disons que ça va être son défi d'arrêter de soupirer cette année, et qu'on n'arrêtera pas ça là. Reste à voir son prochain tour de bras droit.

Anonyme a dit...

J'aime ta façon d'aborder tes élèves tu sais!

Tu leur apprends la vie, la vraie.

Et tu sais, ils t'en seront reconnaissant un jour!

Dobby a dit...

Je ne sais pas s'ils m'en seront reconnaissants un jour hihi. Pour leur apprendre les valeurs de la vie, ça, j'y tiens. Dans la vie, rien n'est facile, rien ne nous arrive tout cuit dans le bec (même si beaucoup d'enfants sont éduqués selon leur principe par leurs parents), il y a soi et les autres, les responsabilités, l'autonomie, les devoirs et les droits, le respect. C'est ce à quoi je tiens.

Jhon a dit...

Joli coup de poker, à ta place j'aurais mis beaucoup (mais alors beaucoup) plus de temps pour trouver un moyen de désamorcer "Blaise".
C'est un foutu bon système que t'as là avec les "bras droits" !

Dobby a dit...

Jhon: Coup de poker effectivement. En enseignement, on ne sait jamais si une intervention fonctionnera ou non, ou si elle sera bénéfique ou plutôt désastreuse. On a beau lire la situation, c'est un coup de dés car l'humain est tellement plus complexe. Même si j'étais sûre de mon affaire, je ne l'étais pas à 100%. J'ai appris ça, un jour, en utilisant une intervention qui avait déjà fonctionnée et qui s'est retournée contre moi (rien de grave, mais disons que voir ma maître-associée de stage abandonné rire devant les conneries que disait et faisait une enfant, en plein dans ma face alors que j'esayais plutôt de la désamorcer).

Je voulais tout simplement, avec mon intervention, ne pas retomber dans le pattern qui le confortait dans son attitude blasée et du moindre effort. Cette semaine, j'ai découvert que cette attitude était sienne aussi au service de garde, et que ça sapait les énergies de tous. Ça me dit que cette année, on va avoir un gros morceau à "travailler".

Et le système du "bras droit" (qui porte souvent des noms différents, dans ma classe aussi mais le nom étant très spécial je ne veux pas le révéler) est souvent utilisé pour donner un titre "spécial" et un "pouvoir" spécial aux élèves, chacun leur tour. C'est quelque chose que j'essaie de conserver dans toutes mes classes.

Jhon a dit...

"Ça me dit que cette année, on va avoir un gros morceau à "travailler"."
Oh que oui, mais je suis pas mal sûr que tu va y arriver, surtout si vous vous y mettez à plusieurs. Avec un peu de chance, ça va même faire boule de neige et bénéficier aux autres ptits bouts :)