04 juin 2009

Mémoire affective

Non, je ne parlerai pas du film. Mais c'est le titre qui me vient en tête présentement, c'est le seul qui peut décrire ce qui s'est passé lundi.

Tout d'abord, pour comprendre, allez lire ceci, puis cela.

Et maintenant, lisez ce qui suit. Même si c'est long. J'ai besoin d'écrire si long.

L'an passé, j'ai eu le plaisir de rencontrer par hasard l'enseignante qui avait terminé l'année avec eux. Pur hasard, et quel hasard. Au détour d'une jasette, j'ai découvert qu'elle avait été avec eux pour 3 ou 4 mois. Seulement. Pourtant, je les avais laissés en septembre. Pourquoi ne les a-t-elle pas eus plus longtemps? C'est simple; pour X raisons, ils avaient eu affaire à tellement de suppléants qu'elle était la onzième à y passer. Certaines avaient sauvé leur peau, d'autres comme moi n'avaient fait que passer entre elles, une autre avait dû partir. Déjà que l'année d'avant ils avaient goûté à la même médecine,vous imaginez ce qu'ils sont devenus. Malheureusement. Cette enseignante, qui les avait eus le plus longtemps, en avait bavé. Ils en sont même allés jusqu'à lui dire dès le départ que les autres étaient partis et qu'elle ne ferait pas mieux elle non plus. Pour leur rendre service, pour eux, elle a tenu le coup, bien qu'elle ait été fripée au passage.

J'étais triste pour eux. Eh oui, je suis comme ça. D'où le titre de mon billet. Mémoire affective. Je me souviens de tant de classes, de tant d'élèves, de tant d'anecdotes, et, surtout, de tant de "poqués". Même les noms s'impriment au passage dans ma mémoire, ce qui fait que souvent je me rappelle des années plus tard les avoir eus devant moi une journée. Il va sans dire que les classes où je passe plusieurs jours me marquent encore plus. Je me rappelle d'autant mieux les classes où j'ai dû faire un travail de "relevailles". Je suis mal faite, mais je suis faite comme ça.

Travail de "relevailles". C'était le cas pour cette classe de quatrième d'il y a deux ans, celle dont je parlais dans les billets que je vous ai fait lire et dont j'ai rencontré la dernière enseignante. Ces élèves, maintenant, sont en 6e année. Je me rappelle même plusieurs de leurs noms; bon, ça aide qu'ils ne soient pas totalement québécois pour la plupart et ainsi des noms pas trop communs pour mes oreilles, mais quand même, je m'en rappelle.

Lundi, donc, je devais remplacer deux enseignantes de sixième année en pleine correction des infâmes examens du ministère dans cette même école. Un et un faisant toujours deux, je savais que je tomberais sur ces élèves répartis entre les deux classes. Le matin, ça a relativement bien été. Très bien même. Pas trop de chialage, ça s'est vite placé, ça a roulé. Ils ont retrouvé leurs marques avec moi.

Là où ça s'est corsé, c'est en après-midi. J'ai réalisé qu'un des noyaux durs était dans cette classe. Le chialage, le gossage, les répliques, les niaiseries et les rires impolis venaient beaucoup d'elles et d'eux, et ça ne s'est pas amélioré avec tout ce que je vous ai raconté plus haut. Une s'est même rappelé que je les avais eus pendant trois jours en quatrième année. Les autres ont aussitôt allumé.

La première heure a été remplie d'interventions, lourdes, toujours à recommencer. Pas moyen d'avancer réellement; "l'obstinage ", les commentaires, et tout le bataclan prenaient beaucoup de place. Et me faire prendre pour une épaisse quand je demande de se taire et qu'on me dit "Ben là j'ai pas parlé! As-tu vu ma bouche bouger?" (rires des autres), alors que je l'avais observé un brin voir si elle réagirait par elle-même, j'ai passé l'ancienneté. Même mon "Heille, je sais que grosse et épaisse ce sont des synonymes, mais même si je suis grosse prends-moi pas pour une épaisse!" n'a pas eu raison de tout, bien que ça ait fermé le clapet à certains.

Finalement, après la récré, et voyant que ça ne s'améliorait pas de retour en classe, j'ai mis en fonction une de mes menaces précédentes: vous voulez que je fasse la police et que je vous surveille, bien parfait. Tout le monde range ces choses, tout le monde met ses bras sur le pupitre, tout le monde est en silence. Vous ne faites rien d'autre, et moi je vais vous surveiller. Point. Et ceux qui ne respecteront pas ces consignes, vous aurez la surprise après, car je prends en note tous les noms, je mets des X, et à la fin je vous dirai combien de fois vous devrez faire la copie. "C'est quoi la copie?" de lancer une. Moi de répondre qu'elle devrait s'inquiéter de s'arranger pour ne pas la faire plutôt que de ce qui sera à écrire.

Et j'ai fait la police. Le pire, c'est que ça a fonctionné. Après quatre ou cinq interventions du genre range la gommette, remets tes mains sur le pupitre, arrête de répliquer, et ce, tout en écrivant au fur et à mesure des noms et des X, ça a eu tout le succès escompté. Le dernier X que j'ai mis a été sous-entendu d'un regard profond, et l'élève a vite lâché ce qu'elle faisait de dérangeant juste en voyant ensuite mon crayon s'animer.

Je dis pire, car croyez-vous que j'aime utiliser cette méthode? Pas du tout. Je l'utilise quand le reste ne fonctionne pas, quand ça sent la perte de contrôle. Mais je la déteste. Je ne suis pas une police. Par contre s'il faut en arriver à faire de la base à ce point, je n'ai pas le choix.

Je les ai gardés pendant 30 minutes ainsi. Certains levaient la main, surtout les plus tranquilles, et je leur faisais signe que je ne les écoutais pas. Les autres ont fini par se coucher la tête dans les bras. Je les regardais, tellement calmes que ça faisait presque pitié. Et dans ma tête, je me disais "bordel, j'aurais donc aimé rester avec eux, bon sang, ils ont été tellement malmenés par les événements, il ne leur manquait que ça pour que, sans devenir parfaits, ils deviennent mieux." Et encore, cette année, j'avais su pendant la récré, ils s'étaient tapé un bal de suppléants. Yé.

J'aurais voulu tout leur dire ce que j'avais en tête, mais ça ne voulait pas sortir. Motton. J'ai décidé de leur écrire plutôt. Je me suis levée, je suis allée au tableau, et j'ai écrit:

Je n'ai pas envie de vous parler. Je vais donc vous écrire. Surtout à ceux et celles qui étaient dans cette classe de quatrième année, Les autres comprendront. J'ai pensé à vous pendant les deux années passées. --

Là, une élève a émis un rire. et j'ai continué. Pesant mes mots, prenant le temps de réfléchir, entre deux mottons.

-- Pas en mal, détrompez-vous. Je me demandais ce que vous étiez devenus, et j'espérais que ça avait été mieux pour vous. Malheureusement, j'ai rencontré une enseignante qui vous a eu pendant quelque temps, et j'ai appris que ça n'avait pas été la joie pour vous. Je crois que ça vous a "endurcis" ou "rentré dedans", je ne sais pas. Mais j'étais triste pour vous. Je suis faite comme ça, je pense et je m'inquiète de "mes poqués". J'aurais voulu que ça aille mieux pour vous. Ça ne me tente royalement pas de faire la police avec vous. Maintenant, si vous êtes prêts à travailler et à être OK, levez la main et je vais aller vous porter le travail.

Pendant que j'écrivais le dernier bout, je sentais quelque chose derrière moi; je sentais leur lecture, je sentais qu'ils attendaient les prochains mots. Quand j'ai fini par déposer ma craie, j'espérais.

Je me suis retournée.

Les trois pires avaient déjà la main levée. Les autres se regardaient, pendant que je leur donnais les feuilles, et levaient la main un à la suite de l'autre. Pas un mot n'a été dit. Surtout pas de moi, je n'aurais pas été capable. Motton. J'ai presque tout passé. Ils travaillaient, ne disaient pas un mot. Une seule n'avait pas eu le travail. J'ai soupçonné qu'elle n'avait même pas vu que j'écrivais, car elle était couchée, la tête dans les bras, comme au début de mon mot. Je suis allée la secouer doucement, elle a ri pour commencer à niaiser, personne ne l'a suivi. Je ne lui ai posé qu'une question: "As-tu lu ce que j'ai écrit?" "Non, hihihi!" "Lis."

Je suis partie. Elle a lu. Sourire en coin tout d'abord, puis sérieusement. Et elle a levé la main.

De retour au bureau, j'ai senti le retour de l'ascenseur me rentrer dedans. Et j'ai senti émaner d'eux plein d'ondes et de je ne sais quoi. C'est là que j'ai ravalé et je me suis mouchée.

À la fin, j'ai fait ramasser les travaux. "Vous ramassez? Mais on doit le faire en devoir!?!?" "Non, ramasse pis laisse faire". Ça s'est fait dans le calme. Non, ils ne ramèneraient pas de travail à la maison. J'ai barré les noms pris en note. C'était ma manière de signer la trêve. Puis, je leur ai parlé. Je leur ai dit que je n'aurais pas été capable de leur dire ça de vive voix, que je voulais leur faire le message depuis longtemps, que j'aurais aimé le faire en d'autres circonstances. Que j'aurais aimé rester avec eux en quatrième année, mais que ça n'avait pas été possible. Je leur ai souhaité bonne vie et bon passage au secondaire, de profiter des activités, de leur vie là-bas et surtout de leurs études, car les études étaient le plus beau cadeau qu'ils pouvaient se faire. Ils n'ont rien dit, sauf merci.

Ils ont pris leur rang, chahutant un peu, mais ce n'était pas aussi difficile. Une des trois pires a pris la brosse à tableau et a tout effacé le message. C'est bien ainsi; c'est entre eux et moi tout ça. Jusqu'à la porte, ça s'est bien passé. J'ai eu des beaux bonjours, des sourires, des clins d'oeil. J'en ai tout autant distribué. Un m'a même demandé si je reviendrais dans leur classe. Je lui ai dit que je ne pensais pas étant donné qu'il ne reste que quelques jours.

Je me demandais si j'avais bien fait. Je pense que oui.

J'espère que ça leur a fait du bien.

J'espère, car même si j'en suis encore chavirée, ça a fait du bien de mon bord aussi.

Même si en écrivant, j'ai encore le motton.

9 commentaires:

S@hée a dit...

Je trouve ça dommage que tu n'aies pas une classe attitrée. Tu serais une prof régulière extraordinaire.

Comme tu es une prof suppléante extra. Ça ne doit pas être facile ... Je t'admire beaucoup.

Noisette Sociale a dit...

Oh, j'ai eu le motton aussi en te lisant.

Ça me rappelle ma propre 4e année. On était une classe très difficile. Les suppléants se sont succédés aussi, ils ont eu la vie dure.

Et on en a finalement eu une comme toi... Puis je pense que cette journée-là, on a tous maturé un peu.

Lâche pas.

unautreprof a dit...

Woah, c'est vraiment une intervention sensible.
Très émouvant.

Dobby a dit...

Sahée: l'an prochain, j'espère. Quatre ans en suppléance à la journée, j'ai vraiment assez donné. Je ne regrette pas, bien au contraire; et ne pas avoir fait cette année, je ne les aurais pas rencontré de nouveau.

Mais oui, j'ai toujours trouvé difficile d'abandonner des classes du genre. Généralement mes classes préférées :).

Noisette: Merci de ton message :) Tk, en voyant une des pire me regarder après mon message, qui je pourrais le jurer avait les yeux dans l'eau, je crois que le message a passé.

Unautreprof: Merci. Y a de ces interventions qu'on fait par instinct. J'ai toujours remarqué que mes consignes écrites passaient mieux. C'est un moyen de communication que j'utilise souvent donc, mais de là à l'utiliser comme ça... instinct et besoin.

Une Peste! a dit...

Ouf.
Tu as du coeur au ventre!

C'est magnifique le cadeau que tu leur a fait.

L'exploratrice a dit...

Wow, je suis soufflée! Je comprends tellement ce que tu ressens et j'admire ta façon d'aborder la chose... Bravo!

Le professeur masqué a dit...

Dobby: tu as de la drive. J'aime bien. Tu as joué gros et tu as gagné. Les gamins, ils ont besoin d'être aimés et encadrés. Tu rejoins un billet que j'ai l'intention d'écrire bientôt.

Dobby a dit...

Peste: C'est par là, à mon avis, que ça passe l'enseignement. Y a pas juste la tête; ça passe par le coeur et le ventre. Je crois que oui, je leur ai donné quelque chose, et pour une rare fois, je sais qu'ils vont en garder une bonne partie.

Exploratrice: On s'attache à ces ptites bêtes-là ;)

Prof Masqué: Merci. Voilà, vous l'avez dit:. Encadrés et aimés. En dehors de ça, les arrimages sont difficiles à faire. Pas toujours facile à faire par contre :) Bien hâte de vous lire!

Anonyme a dit...

Bravo. J'espère que tu auras longtemps ce genre d'énergie. Ces enfants vont certainement se souvenir de toi toute leur vie car c'est un geste marquant que tu as fait là. Encore une fois, bravo.

Zed ¦)